Le podcast
L'entretien complet
Thomas Parent, Broptimize :
Bienvenue dans notre nouveau podcast, le tout premier épisode de Changer Demain, le podcast de Broptimize qui décrypte les grands enjeux climatiques et énergétiques de notre époque.
Aujourd’hui, l’objectif est simple : informer, vulgariser, pour que chacun comprenne mieux les mécanismes de la crise climatique, ainsi que les solutions qui existent. Car comprendre, c’est déjà agir.
Nous avons l’immense plaisir d’accueillir Jean-Pascal van Ypersele. Monsieur van Ypersele, vous êtes climatologue, ancien vice-président du GIEC, et vous observez cette crise depuis des décennies.
Alors, si vous deviez nous faire un état des lieux : comment décririez-vous le climat mondial en 2025 ?
Jean-Pascal van Ypersele :
Je dirais simplement que la Terre a la fièvre. La température normale du corps humain est d’environ 37 °C. Lorsqu’on monte à 38 °C, on ne se sent déjà pas très bien. Pour la Terre, c’est un peu la même chose : nous avons dépassé ce seuil. En température moyenne mondiale, nous sommes à environ +1,2 °C par rapport à la fin du XIXe siècle.
Si l’on poursuit cette analogie, c’est comme si le corps humain était à 38,2 °C. Nous sommes en route vers 38,5 °C – soit +1,5 °C à l’échelle du climat mondial – un seuil que l’Accord de Paris nous invite à ne pas dépasser. L’objectif est de rester bien en dessous de +2 °C.
Et pourquoi cela ? Parce qu’à 39 °C de fièvre, nous restons au lit. Et la Terre, aujourd’hui, ne va pas bien.
Ce réchauffement est causé par des émissions massives de gaz à effet de serre, depuis la révolution industrielle, principalement du CO₂ dégagé lors de la combustion de charbon, pétrole, gaz… mais aussi du bois.
Chaque année, nous émettons environ 40 milliards de tonnes de CO₂. Ce gaz piège la chaleur au niveau de la surface terrestre, provoquant son réchauffement. Mais l’élévation de température n’est qu’un symptôme. On observe aussi :
- Une augmentation de la fréquence et de l’intensité des événements extrêmes ;
- Des vagues de chaleur et de sécheresse ;
- Des pluies diluviennes ;
- Des cyclones tropicaux plus violents.
Et cela a des conséquences pour les humains, les infrastructures, les écosystèmes, et pour l’économie. Si nous n’agissons pas assez vite, la Terre deviendra de moins en moins habitable.
T.P :
Comment jugez-vous l’évolution de la prise de conscience climatique à l’échelle mondiale ?
J-P v.Yp. :
La bonne nouvelle, c’est que – et c’est en grande partie grâce au GIEC, qui existe depuis plus de 35 ans – la plupart des décideurs et citoyens ont compris qu’il y avait un problème, et qu’il était causé par l’activité humaine.
Comprendre, c’est aussi pouvoir agir. Nous savons aujourd’hui sur quels leviers agir pour limiter le réchauffement. Il faut, en résumé, quitter les combustibles fossiles le plus vite possible.
C’est d’ailleurs ce qu’a reconnu la COP de Dubaï il y a un an et demi : il faut transitionner et sortir de l’usage des combustibles fossiles.
Mais tout cela avance trop lentement. Aujourd’hui, entre 70 et 80 % de l’énergie consommée dans le monde provient encore de ces énergies fossiles.
Il faut donc :
- Accélérer la transition,
- Améliorer l’efficacité énergétique,
- Et dépendre beaucoup plus des énergies renouvelables.
T.P :
En tant qu’ancien vice-président du GIEC, qu’avez-vous retenu de cette expérience ? Qu’est-ce qui vous a le plus marqué concrètement ?
J-P v.Yp. :
Le GIEC, c’est une organisation qui place la science au service de l’action. C’est ce qui m’a toujours motivé.
Je suis physicien, mais j’ai toujours voulu que la science serve à construire des réponses concrètes. Le GIEC le fait à grande échelle, via ses rapports d’évaluation. Le septième cycle vient de commencer, et les résultats sont attendus pour 2028.
Ces rapports couvrent :
- La science du climat ;
- Les projections climatiques ;
- Les impacts et les moyens d’adaptation ;
- Et les solutions pour réduire les émissions.
Le travail du GIEC est à la croisée de la science et de la décision politique. Il mobilise une communauté scientifique mondiale, ce qui est très stimulant.
Mais c’est aussi un défi, car il y a des forces économiques puissantes qui cherchent à ralentir le changement, voire à empêcher toute transition. Or, on ne négocie pas avec les lois de la nature.
Il faut donc agir pour éviter que nos actions ne se retournent contre nous. Je m’investis depuis 30 ans dans ce combat, et je continuerai aussi longtemps que possible.
T.P :
Vous évoquiez des intérêts divergents entre pays. Est-ce l’unique raison pour laquelle nous n’allons pas assez vite ? Qu’est-ce qui bloque concrètement aujourd’hui ?
J-P v.Yp. :
Changer complètement le fonctionnement de l’économie mondiale, encore largement dépendante des combustibles fossiles, ce n’est pas simple. On peut comprendre que ça prenne du temps.
Mais la Convention sur les changements climatiques date de 1992. Cela fait plus de 30 ans qu’on a formalisé l’objectif de maintenir l’habitabilité de la Terre. Et en 30 ans, on aurait pu faire bien plus.
Si les choses avancent si lentement, c’est aussi parce qu’il y a eu – et qu’il y a encore – des efforts délibérés de désinformation et de résistance à la transition vers une énergie plus propre. Certains pays et décideurs politiques ont une lourde responsabilité dans ce retard.
T.P :
Justement, cette désinformation, à l’ère des réseaux sociaux, à quel point freine-t-elle la transition ?
J-P v.Yp. :
Un article scientifique a montré que, rien qu’aux États-Unis, les lobbies fossiles dépensaient près d’un milliard de dollars par an pour financer la désinformation, pendant une dizaine d’années.
Avec un tel budget, on peut :
- Créer des comptes sur les réseaux sociaux pour diffuser de fausses informations ;
- Financer des rapports sans fondement scientifique ;
- Produire des documentaires orientés.
Face à cela, les ONG, les gouvernements ou les citoyens peinent à rivaliser. Mais il faut continuer à rappeler les faits scientifiques, car la réalité climatique ne se négocie pas.
C’est pour cela que j’ai fondé la Plateforme Wallonne pour le GIEC, pour mieux relier la science aux décideurs politiques, économiques et aux citoyens.
T.P :
Justement, parlons de la Belgique. Où en est-on, au niveau local, face à la crise climatique ?
J-P v.Yp. :
Ce qu’il faut souligner, c’est que la Belgique fait partie de l’Union européenne. Et aujourd’hui, les politiques climatiques sont largement européennes : elles s’appliquent à tous les États membres.
Cela permet une coordination et une efficacité bien plus grandes que si chaque pays agissait seul. Grâce à cela, les émissions belges diminuent. Mais pas assez vite.
Un défi particulier pour la Belgique, c’est la délocalisation des émissions. Si l’on importe de l’acier, par exemple, les émissions associées ont lieu à l’étranger, mais elles sont liées à notre consommation.
Il faut donc réfléchir à la consommation elle-même, pas seulement à la production locale. Il y a des objectifs clairs jusqu’en 2030, mais atteindre la neutralité carbone en 2050 demandera encore beaucoup d’efforts.
T.P :
Et selon vous, est-ce qu’on peut y arriver ?
J-P v.Yp. :
Oui. On dit parfois que les rapports du GIEC donnent de l’éco-anxiété. Mais si on les lit jusqu’au bout, on y trouve aussi de l’espoir.
Le dernier rapport du troisième groupe du GIEC, publié en 2022, dit clairement que l’on peut diviser les émissions par deux d’ici 2030 avec les technologies et les connaissances déjà disponibles. Cela signifie qu’il est possible d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050.
On sait comment isoler les bâtiments, produire de l’énergie renouvelable, rendre l’industrie plus efficace. Il ne manque pas de solutions, mais de volonté. Donc oui, c’est possible.
T.P :
En 2023, les énergies fossiles représentaient encore 70 % de la consommation énergétique en Belgique. Cela traduit-il un retard ? Une dépendance ?
J-P v.Yp. :
Absolument. Avoir plus des deux tiers de notre énergie provenant encore des fossiles, c’est un gros problème.
On parle souvent d’électricité, mais il y a aussi les carburants pour les transports, les combustibles pour le chauffage, pour l’industrie. Ce ne sont pas que des questions d’électricité.
Il y a donc encore énormément de travail pour décarboner l’ensemble de notre consommation d’énergie.
T.P :
Comment change-t-on les modèles ? Comment sensibiliser la population ?
J-P v.Yp. :
Il n’y a pas de baguette magique. Il faut :
- Informer : c’est ce qu’on fait ici. Sans information, on ne sait pas dans quelle direction aller.
- Faire payer la pollution : aujourd’hui, on utilise l’atmosphère comme une poubelle gratuite. Si polluer avait un coût, on ferait plus attention.
- Garantir l’acceptabilité sociale : les plus vulnérables doivent être accompagnés. Sinon, comme en 2018 avec les gilets jaunes, des mesures mal calibrées peuvent provoquer un rejet massif.
Le Green Deal européen prévoit d’ailleurs un mécanisme climatique social pour soutenir les ménages et régions vulnérables à la transition.
T.P :
Comment concilier transition énergétique et justice sociale ?
J-P v.Yp. :
L’argent, c’est le nerf de la guerre. La transition demande des investissements, et tout le monde n’a pas les moyens de les faire.
Construire une éolienne, isoler un bâtiment, changer de système de chauffage : ce sont des investissements initiaux, même s’ils permettent ensuite des économies et des bénéfices à long terme.
Pour ceux qui n’en ont pas les moyens, il faut de l’aide financière. C’est l’objectif du mécanisme climatique social du Green Deal : utiliser une partie des recettes générées par la taxation du carbone pour soutenir les populations les plus vulnérables. J’espère qu’il sera renforcé dans les années à venir.
T.P :
Et dans ce grand jeu des responsabilités, quel est le rôle de chacun ? Des politiques, des citoyens, des entreprises ?
J-P v.Yp. :
Tout le monde a un rôle à jouer, bien sûr. C’est un peu bateau de dire cela, mais c’est vrai. Cependant, il faut aller plus loin.
Les citoyens ont un impact, mais limité : on estime qu’ils peuvent contribuer à un quart, voire un tiers, des efforts nécessaires. Le reste dépend de décisions collectives, politiques, structurelles.
C’est bien de dire "allez à vélo", mais encore faut-il que ce soit sécurisé. Pour cela, il faut des infrastructures : pistes cyclables, trottoirs… Et ça, ce sont des décisions publiques.
Beaucoup de décisions importantes, comme la piétonnisation des centres-villes, rencontrent des résistances. Pourtant, elles peuvent améliorer la qualité de vie et la santé publique.
J’ai longtemps cru que les politiques étaient des leaders. En fait, beaucoup sont des suiveurs, très attentifs à l’opinion publique. Ils ont souvent peur d’aller plus loin, alors même que les citoyens sont parfois plus avancés qu’eux.
Les conventions citoyennes l’ont montré : informés, les citoyens proposent des mesures plus ambitieuses que les élus.
T.P :
Et les entreprises ?
J-P v.Yp. :
Elles peuvent être des moteurs puissants. Lorsqu’elles sont dirigées par des personnes visionnaires, ou à l’écoute de leurs clients et collaborateurs, elles peuvent aller plus loin que ce que permettent les règles actuelles.
Il y a énormément de potentiel encore inexploité du côté des entreprises. Certaines sont prêtes à agir, mais elles attendent un cadre politique plus clair, des incitations, des signaux.
T.P :
Vous avez conseillé de nombreux gouvernements. Quels moments forts retenez-vous, où les lignes ont vraiment bougé ?
J-P v.Yp. :
Un des moments les plus marquants a été l’adoption de l’Accord de Paris en 2015. On fête ses 10 ans cette année.
Cet accord a été possible grâce à un excellent travail de préparation, notamment par la présidence française de la COP21.
C’est la première fois qu’un traité international mentionnait clairement l’objectif de limiter le réchauffement à +1,5 °C (ou bien en dessous de +2 °C).
Ce qui était aussi nouveau, c’était l’approche fondée sur des contributions volontaires. Chaque pays devait formuler ses propres plans d’action, en matière de réduction d’émissions, d’adaptation, ou de financement Nord-Sud.
Tous les cinq ans, ces plans sont revus. Le premier bilan mondial a eu lieu en 2023. C’est un tournant majeur, car ce système crée une dynamique d’engagement continu.
Ce n’est pas parfait, mais c’est le cadre dans lequel s’inscrit aujourd’hui toute l’action internationale.
T.P :
Et après toutes ces années de combat, qu’est-ce qui vous donne encore envie de continuer ? Qu’est-ce qui vous donne de l’espoir ?
J-P v.Yp. :
Deux choses.
D’abord, ma connaissance des rapports du GIEC. Je les connais bien, j’y contribue. Et un des messages clés, c’est que l’action est possible. On peut protéger le climat tout en atteignant d’autres objectifs de développement durable, comme la lutte contre la pauvreté.
Ensuite, ce sont les jeunes. J’ai beaucoup de contacts avec eux. Ils sont très concernés, parfois éco-anxieux, mais lorsqu’ils comprennent que l’action est le meilleur remède, ils s’engagent. Leur énergie me porte.
En 2019, les grandes manifestations en Belgique ont contribué à la naissance du Green Deal européen. Ces jeunes m’inspirent, me donnent l’envie de continuer, et je veux les aider à agir. Parce que c’est un travail collectif.
T.P :
Et si vous aviez 20 ans aujourd’hui, que feriez-vous ?
J-P v.Yp. :
Quand j’avais 20 ans, j’étais déjà motivé par la justice internationale, par des combats comme la lutte contre l’apartheid.
Aujourd’hui, j’aurais la même attitude : je m’engagerais, j’étudierais, je chercherais à comprendre. Pas seulement les mécanismes physiques du climat, mais aussi les mécanismes de pouvoir, de décision, de géopolitique.
Il faut lire, se renseigner, dépasser ce que les réseaux sociaux nous proposent. Et il faut agir.
Je le faisais à 20 ans. Je le fais encore aujourd’hui. Et je continuerai à encourager les jeunes à faire de même.